Soumis par Annie Dhénin le
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Le char à bancs
Sur la partie arrière du château, ouvrant sur une petite cour, était une pièce aux murs blanchis à la chaux et au sol cimenté. C’est là qu’était remisé le char à bancs.
Tant de souvenirs sont attachés à ce moyen de locomotion que l’on utilisait en ce temps là.
Avec ses coussins de moleskine noire, sa « lanterne tempête » et le fouet dressé côté cocher, il avait conservé un air un tantinet bourgeois ! Les harnais qui équipaient notre jument – la « grise », ma préférée, docile et patiente à souhait -, étaient accrochés aux murs, entre deux sorties de la voiture !
Celle-ci permettait à mon père de se rendre aux foires aux bestiaux, à Montmélian, Saint Pierre d’Albigny ou Albertville. Et surtout elle ramenait la famille à Chamoux, là où étaient nos racines.
Une fois l’an, en Juillet, pour la Saint Anne, nous quittions Les Frasses pour passer une journée de fête à la vogue de Chamoux. Quel bonheur ! Le char à bancs accueillait grands et petits J‘ai le souvenir d’un marchepied arrière un peu trop haut pour mes petites jambes. Mais je n’étais pas la dernière à prendre place. Et dioup ! La « grise » démarrait.
Nous nous rendions au deuxième Berre chez l’oncle Alphonse où, cousine Léonie savait nous régaler avec ses viandes savamment cuisinées et ses fameux gâteaux.
Tout à l’excitation des plaisirs qui nous attendaient à la vogue, nous nous ébattions bruyamment dans le verger du Tonton Phonse.
Au chef-lieu c’est la fête : les chevaux de bois rutilants tournent au son de la musique mécanique, les plus grands s’essaient aux jeux d’adresse ; nous avons eu notre part, Germaine et moi : Maman nous a acheté une ombrelle en papier crépon rose !
Mes parents retrouvent avec bonheur d’autres membres de notre famille, croisent des amis restés au pays ou qui sont revenus au village pour y vivre ce jour de vogue.
Foires et marchés
Au début de ce siècle, les foires de Chamoux étaient très fréquentées. Il y en avait deux, chaque année :
Foire de printemps : 18 Avril
Foire d'automne : 18 Novembre.
Les paysans, nouveaux petits propriétaires, venaient vendre ou échanger les produits fermiers ou proposer petit et gros bétail. A ces foires s'ajoutaient, de longue date, les marchés.
Le marché s'installait au cœur du village, sur la place de l'église et dans les petites rues avoisinantes, comme en témoigne ce document d'archives. On lit "que les places s'étendent du jardin de Monsieur Thomas, notaire, jusqu'au pré de la foire. Une personne sera autorisée à tenir un poids public pour peser les marchandises vendues au poids. Seule la personne adjudicataire ayant son "poids", pourra effectuer le pesage". Elle en percevait le prix qui était lui aussi réglementé.
Les foires aux bestiaux se déroulaient plus loin, au pré de foire.
La commune vient de l'acquérir et de l'aménager en 1895. Pour encourager les éleveurs, elle décide, en 1892, d'attribuer des primes à ceux qui amèneront le plus beau et le plus nombreux bétail à la foire du 18 avril.
Entre les arbres du terrain, on tend de grosses cordes. Vaches et génisses y seront attachées. Le bassin-abreuvoir est tout près de là.
Au village, dès la veille, c'est le grand branle-bas ! Nos gais montagnards sont là avec charrettes à deux roues et grandes ridelles ; elles amènent le petit bétail. A côté des mulets chargés de bâts gonflés, transportent provisions et produits fermiers qu'on proposera à la vente. Ils sont descendus de la montagne : de Montendry, Champlaurent et du Pontet aussi. N'oublions pas que ces communes pastorales étaient encore très peuplées durant ce premier quart de siècle et leurs produits très appréciés. (Les meilleures semences de pommes de terre venaient de Champlaurent et du Pontet ! )
Pour ce rendez-vous populaire avec nos sympathiques voisins de la montagne, les auberges du bourg ont tenu à préparer l'accueil. Pour eux, on a ressorti les grands chaudrons à pot au feu et cuit pains au levain et "rioutes" parfumées.
Les cours et ruelles proches sont encombrées. On s'organise pour une nuit qui sera courte et bruyante. C'est déjà la fête ! Dans les étables amies et les petits celliers, on "serre les rangs". Il y aura une place pour chacun. Bêtes et gens vont prendre un peu de repos !
Au petit matin, les rues s'animent de nouveau. Des communes voisines et des hameaux arrivent maquignons, bétail et visiteurs. Les forains ont déjà installé leurs bannes de foire, aux emplacements habituels : sur la place et le long de la rue (étroite à cette époque) entre la "Maison de Galis" et les murs du château.
On y trouvera de tout : vêtements de travail, les bleus "Laffont" entre autres, galoches, chaussures pour les travaux des champs, coiffures de saison, du chapeau de paille à la "sarrette" noirs que portaient nos grands-mères, de la dentelle aussi et des "coupons" de tissus que nos couturières transformeront à la demande et "piqueront" à la machine à coudre à manivelle ou à pédale.
Sur le pré, autour des noyers, vaches et génisses, veaux et cochons attendent, les uns patiemment, d'autres non. Quel sera leur sort ? Cochonnets du printemps qu'on vient de séparer de leur mère-truie et qui vont changer de maître ou cochons gras à la foire de novembre qui rempliront les saloirs !
Beaucoup de monde pour de prochaines transactions. Les maquignons, reconnaissables à leurs blouses bleues, vont et viennent, tournent autour des bêtes, attitudes et gestes cent fois répétés. Une tape sur la croupe de l'animal, une attention particulière à la dentition, un pincement du cuir pour en apprécier la qualité ; autant de tests avant de fixer un choix et d'entreprendre les démarches pour conclure la marché. Une tape dans la main, les billets furtivement échangés, de la gravité sur le visage, des éclats de rire parfois.
Ça et là, près des étalages ou à la recherche d'un parent ou du grand frère, les enfants, de retour de la classe du matin attendent leur part de plaisir et de gâteries.
Des cris joyeux, des rencontres amicales, des moments de bonheur partagé. Les heures passent vite ce matin ! Un photographe ambulant est venu lui aussi, sur la place, avec son gros appareil monté sur pieds et l'indispensable toile noire. Il interpelle un petit groupe d'adolescentes (dont je suis) pour en fixer le sourire sur une de ses "plaques". Heureux souvenir !
Dominant ce joyeux brouhaha, du haut du vieux clocher roman, l'horloge jurassienne sonne midi, à répétition. Elle le fait inlassablement depuis l'année 1887, date de son installation. Mais aujourd'hui elle semble dire aux joyeux villageois qu'il faut penser au retour. Ils remplissent les auberges proches, trinquent et s'attardent en bavardant. Mais il faut charger le bât du mulet, reprendre la charrette avec les provisions pour la famille. On va quitter la foire pour suivre le sentier tortueux de la montagne ou la route plus accueillante de Berres et de la Servaz.
Mais n'oublions pas les chapelets de ces bonnes "rioutes" fraîchement cuites et anisées par nos excellents boulangers, Amoudry et Tardy ! Elles seront croquées avec délices par les petits (il faut avoir de bonnes dents !) ou trempées dans le bol de vin chaud, sucré et parfumé à la cannelle.
« Notre Aveugle »
À la fin du siècle dernier (1) un drame s'est produit dans notre village, qui coûta la vue à un de ses habitants.
C'était le jour de la fête au village, pour la Ste Anne, un dimanche de juillet.
Comme la coutume le voulait, deux ou trois jeunes du chef-lieu se chargeaient de faire exploser les "boîtes" (2) au-dessus du village pour signaler le début de la vogue.
Dès l'aube ils se rendaient du côté de la route de Montendry, sur le replat de " la Motte " où ils installaient leur modeste artifice. Mais hélas ! une " boëte " récalcitrante explosa à retardement ; et en s'approchant malencontreusement du point d'explosion, un de ces jeunes en fut la victime.
C'est ainsi que François Neyroud perdit la vue.
Dès ce jour dramatique, notre infortuné fut plongé dans l'épouvantable nuit. Aveugle, il demeura au pays, vivant seul, occupant ses longues journées en petites besognes et courtes promenades.
Qui ne se souvient de lui ; de Drune comme nous l'appelions, de sa canne qui marquait et soutenait ses pas et de ses lunettes noires ? C'était un contemporain de nos parents et de beaucoup de nos grands-parents. Il continua à vire au milieu d'eux, avec le souvenir des voix amies et des bruits familiers. Comme c'est souvent le cas, son oreille affinée lui permettait d'identifier les personnes qu'il rencontrait.
Sa canne, tâtant le bord des "cunettes" le long des grands murs du château, le guidait vers les lieux dont il avait gardé la mémoire. C'est ainsi qu'il venait nous faire une visite quelquefois et bavardait volontiers avec mon père .Plus surprenant encore, à l'automne, il se dirigeait tout seul vers la route de Champlaurent, passait le pont sur le torrent de Montendry et gagnait son bois de châtaigniers pour faire sa provision de châtaignes.
Pauvre aveugle de mon enfance !
Pas de maison de retraite pour les infortunés d'alors. Je me prends à penser que le "bureau de bienfaisance" était le bienvenu pour porter secours aux indigents et infirmes du début de notre siècle.
" Drune" a donc vécu le reste de sa vie d'infirme à Chamoux. Il logeait près de l'Église, dans sa petite maison. Je le revois assis sur son banc, sous le pampre centenaire.
Le soir venu il descendait les deux méchantes marches de son humble demeure dont l'entrée obscure semblait ajouter encore à la profondeur de sa nuit.
1-- Il s’agit du XIXe siècle
2-- voir ci-dessous une photo d'une "boîte ou boëte" - donnée à Chamoux par Louis Janex ; une mèche traversait le cylindre bourré de poudre noire, sortait par l'orifice inférieur, où on l'allumait.
Remarque : on comprend ici pourquoi les "boîtes", chargées de poudre noire, ont finalement été interdites...
Bibliographie, Source(s):
Entre Chamoux et Coise, Souvenirs d'Alice Légat, née Maître, institutrice, 1914-2007