La soie au Betton (19e s)

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En 1875, Victor Barbier (1828-1898) a publié un ouvrage très fouillé (consultable sur Gallica.fr) :
"La Savoie industrielle. Introduction. Industries textiles. Tanneries. Papeteries. Industries diverses"

 

Dans le tome 1, il consacre 158 pages à la production de la soie en Savoie, depuis 1616, et surtout au 19e siècle.
Les positions de l'auteur, en particulier sur les conditions de travail des femmes et des enfants, surprendront : elles sont très marquées par les mentalités d'une certaine classe à la fin du XIXe siècle...
On peut en particulier comparer la vie très austère et cloîtrée imposée à ces ouvrières... à celle des religieuses qui avaient précédé en ces murs!
On trouvera l'ensemble de ces pages transcrit sur ce site dans la rubrique "Pages d'Histoire".
Voici les notes concernant l'ancienne abbaye du Betton à Betton-Bettonnet

 

Betton-Bettonnet, Savoie, arrondissement de Chambéry, canton de Chamoux, 436 habitants. — Situé sur la rive gauche du Gelon, à l'extrémité de la vallée dite du Betton. Ancien couvent de Bernardines (non! cisterciennes, ndlr).
On communique avec le Betton par Ia station de Chamousset et une bonne route de voiture. Il n'y a d'intéressant que la filature.


La filature de cocons de M. Payen, située à Betton-Bettonnet, a été fondée en 1872 par ce négociant de Lyon.
Elle a été établie, en grande partie, dans les bâtiments de l'ancien couvent des Bernardines, auxquelles avait succédé l'établissement d'aliénés qui, depuis, à été transféré à Bassens.
La chapelle de l'ancien couvent a été conservée ; elle a été seulement appropriée aux nouveaux besoins. Un aumônier, attaché à la maison, célèbre les offices religieux les dimanches et fêtes. Il donne, en outre, ses soins religieux et moraux aux enfants qui travaillent en grand nombre dans la fabrique.

Neuf Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul s'occupent des besoins matériels, intellectuels et moraux.
Elles font les classes une fois par semaine, le dimanche, et enseignent volontiers aux jeunes filles, qui veulent travailler pendant leur récréation, les menus travaux d'aiguille que font habituellement les femmes.

Un vaste dortoir, qui contient deux cents lits, reçoit les ouvrières et les Sœurs qui sont chargées de les surveiller. Un réfectoire bien tenu est affecté aux repas.
À côté se trouve une salle qui doit servir à la récréation lorsque le mauvais temps empêche les enfants de sortir.
La cuisine, faite par les Sœurs, est saine, et la nourriture abondante et suffisamment variée.
Les ouvrières font quatre repas par jour ; le matin à 7 heures, elles déjeunent avec de la soupe ; à midi, a lieu le dîner, composé de viande et de légumes ; à 4 heures, elle goûtent avec du pain et du fromage, et le soir, à 7 heures et demie, a lieu le souper, composé de la soupe et d'un plat.
Elles reçoivent, en outre, du vin en quantité suffisante à chacun des deux repas principaux.
Les ouvrières sont, on le voit, logées, nourries, instruites dans la maison même.
Elles sont également blanchies ; et, dans le cas où elles tomberaient malades, une infirmerie, tenue par les Sœurs, est toute disposée pour les recevoir, pourvue des médicaments nécessaires, et qui pourront être prescrits par le médecin qui vient leur donner ses soins.
Elles sont couchées sur des lits de fer, pourvus d'un sommier élastique, d'un matelas, de draps et de couvertures appropriées à la saison.

L'usine du Betton-Bettonnet est donc installée dans d'excellentes conditions matérielles, et les soins moraux n'y sont pas non plus négligés. Le directeur tient strictement la main à ce qu'aucun fait scandaleux ne puisse se produire, et celui qui s'en rendrait coupable serait à l'instant renvoyé de l'établissement.

On conçoit que, pour un personnel aussi considérable, il soit nécessaire d'avoir toujours de grandes quantités de provisions. On fait venir les pâtes, le fromage, les fruits secs, le sucre, café, etc., de Chambéry.
Les fruits et les légumes frais sont achetés dans les environs ou récoltés dans le jardin de la filature. Le vin est acheté dans le pays. Mais il a été nécessaire d'attacher un boulanger à l'établissement. On fait donc le pain, qui se consomme chaque jour en moyenne à raison de 150 à 160 kilos, et qui montera à 200 kilos, au moins, lorsque tout le personnel sera installé.

L'usine est montée pour 200 bassines, qui sont renfermées au rez-de-chaussée d'un grand bâtiment, au-dessus duquel se trouve le dortoir, et qui est éclairé au gaz. Les appareils sont à ailette. Une machine à vapeur de la force de huit chevaux sert à donner le mouvement et à chauffer l'eau des bassines.
203 ouvrières sont employées chaque jour (ce chiffre sera porté à 250 lorsque l'installation définitive sera terminée) ; 150 sont occupées aux bassines, et 50 à des travaux divers, pliage, essayage, etc.

Elles sont toutes âgées au moins de 13 ans, et savent, en général, lire et écrire, chacune en leur langue. L'usine emploie, en effet, 100 ouvrières italiennes venant du Piémont, et 100 ouvrières françaises, toutes des villages voisins.
Le travail a lieu de 5 heures à 7 heures avec deux heures de récréation chaque jour, de sorte que le travail effectif ne dépasse pas douze heures.

Elles gagnent, en moyenne, 125 francs par an, et sont engagées pour deux ans au moins ; mais l'usine a toujours à elle trois mois de salaire d'avance, afin que, dans le cas, qui s'est produit assez souvent au commencement, où elles viendraient à quitter après les trois premiers mois d'apprentissage, l'établissement ne se trouvât pas en perte, les ouvrières ne pouvant réellement être en état de produire quelque chose d'utile avant ce délai.
Il faut habituellement dix à douze jours pour qu'une ouvrière d'une intelligence moyenne se mette au filage ; mais elle est loin encore de rendre de bons services.
Les ouvrières françaises se mettent plus vite en train que les étrangères, parce que les explications sont plus faciles à leur donner. On a l'intention d'établir une école, d'abord pour les Françaises, afin de fortifier un peu leur éducation, et ensuite pour les étrangères, afin de les familiariser avec la langue de leur nouvelle patrie.

On file, en moyenne, 250 kilos de soie par semaine, soit 1,100 kilos par mois, et 13,200 par année.
Il ne faut pas moins de 150,000 kilos de cocons pour produire ces quantités et alimenter la filature.
Pendant deux mois on emploie des cocons frais, et pendant dix mois, des cocons secs.
Deux séchoirs peuvent servir à étouffer, à chaque fournée, 12,000 kilos de cocons. Ils sont chauffés par la vapeur à 70°.
Un gazomètre, pouvant contenir 1'19 mètres cubes de gaz, fait partie de l'établissement, et fournit annuellement 8,400 mètres cubes de gaz. Un chauffeur s'en occupe spécialement.
Le charbon consommé, qui vient des mines de la Loire, s'élève à la quantité de 84,000 kilos pour le gazomètre et de 500,000 kilos pour les besoins de la filature.
On est parvenu à réaliser une économie sérieuse sur le chauffage du gazomètre en utilisant comme combustible les cocons dévidés, que l'on fait sécher.

L'usine de Betton-Bettonnet est fort intéressante à visiter ; c'est le premier établissement créé en Savoie où l'on se soit occupé, avec un soin tout particulier, du bien-être matériel des ouvrières, en même temps qu'on ne négligeait pas une chose plus essentielle encore peut-être, les soins intellectuels et moraux. C'est là un bon exemple à suivre, et on ne peut que savoir gré à M. Payen d'avoir fait le premier pas dans cette voie.

En dehors des Sœurs, de l'aumônier, et des trois employés pour la direction de la maison, l'usine du Betton emploie encore quinze ouvriers, chauffeurs, mécanicien, boulanger, jardinier, etc., et l'on peut calculer que la moyenne des traitements ou salaires ne s'élève pas à moins de 55 à 60,000 francs, qui répandront l'aisance dans les localités environnantes.
La filature du Betton, n'a pas, du reste, dit encore son dernier mot, toutes les bassines ne sont pas utilisées, et, le jour où elles fonctionneront toutes, le personnel sera bien près d'atteindre le chiffre de 300.
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NB : l'auteur insiste sur le souci de l'usine pour le bien-être de ses ouvrières. Aurait-il pris leur place ?
Clara Berelle a relevé deux avis de recherche parus dans le Courrier des Alpes, en 1873, 1876 : toutes les ouvrières ne partageaient peut-être pas l'avis enthousiaste de Victor Barbier:

Le courrier des Alpes, 8 juillet 1873.
Recherche l’intérêt des familles
Signalement pour la recherche de la nommée Aguettaz Louise, âgée de 15 ans, qui a disparu, le 29 juin dernier, de la filature de soie de M. Payen, au Betton, où elle travaillait. Âgée de 15 ans, cheveux blonds, front couvert, yeux gris, petites oreilles, bouche petite, visage long, menton rond. Vêtements : Robe à grands carreaux rouges et blancs, presque neuve, fichu de tulle noir, bonnet rond noir, garni de velours vert et de rubans noirs. Prière d'adresser les renseignements à la Préfecture.

Le Courrier des Alpes, 16 mars 1876.
 RECHERCHES DANS L'INTÉRÊT DES FAMILLES
L'intervention de l'administration est réclamée pour retrouver la nommée Mennoz (Jeanne-Marie), dite Jeannette, ouvrière en soie à la filature de Betton-Bettonet, disparue depuis le mois de septembre dernier sans qu'il ait été possible de suivre ses traces. Signalement : âgée de 16 ans, taille, 1 m. 38 cent, environ, front petit, cheveux et sourcils châtains, yeux noirs, nez et bouche moyens, menton rond, visage ovale, teint pâle. Signes particuliers : plusieurs lentilles aux joues, à droite et à gauche du nez, et deux grosses dents au milieu de la mâchoire supérieure. En cas de renseignements, prière est faite de les adresser à la préfecture de la Savoie
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La filature de cocons a été installée dans les bâtiments de l'ancienne abbaye (puis hôpital) par M. Payen en 1872.
En 1881, l'activité a (déjà) cessé depuis plusieurs années, Benoît de Boigne souhaite remettre l'usine en activité.
Mais en 1901, la page industrielle est tournée, la propriété est rachetée, et devient exploitation agricole. (Le courrier des Alpes, 27 juillet 1901.)

Bibliographie, Source(s): 

"La Savoie industrielle. Introduction. Industries textiles. Tanneries. Papeteries. Industries diverses" 1875
par Victor Barbier (1828-1898) (consultable sur Gallica.fr)

"Filature de soie de l'abbaye du Betton puis exploitation agricole actuellement logement": Dossier d’œuvre architecture IA73003607 réalisé par Clara Bérelle